Le roman polyphonique : quand des personnages aux caractères bien encrés cohabitent dans le même livre

Il y a des livres qui n’ont pas la délicatesse de se contenter d’un narrateur tranquille. Ils bourdonnent, ils débordent, ils bruissent comme une soirée où tout le monde parle en même temps — sauf qu’étrangement, on comprend tout.

Ce sont les romans polyphoniques : des récits où plusieurs voix prennent la parole, chacune persuadée d’avoir raison, et où l’auteur, sage ou fatigué, se dit probablement : « Bon… je vous laisse faire, mais restez corrects. »

Dans ce genre d’histoire, les personnages n’attendent pas qu’on leur donne la parole : ils l’arrachent presque. Ils pensent à leur façon, parlent avec leur propre cadence, et ne demandent surtout pas l’avis du narrateur pour exister.

On doit cette merveilleuse anarchie littéraire à Mikhaïl Bakhtine, qui voyait dans la polyphonie plus qu’une technique : une façon de donner à chaque conscience sa liberté. Et avant lui, bien sûr, il y avait Dostoïevski, cet écrivain qui semble avoir laissé ses héros débattre tout seuls dans une pièce, puis s’être contenté de prendre des notes.

Dans Les Frères Karamazov, par exemple, quand Ivan lâche ce cri presque philosophique —

« Je ne peux accepter le monde de Dieu… »

— son frère Aliocha lui répond avec une douceur mystique :

« L’amour d’un seul moment… cet amour-là justifie tout. »

Deux visions qui ne seront jamais d’accord, un peu comme deux colocataires qui s’aiment bien mais ne voteront jamais pour le même candidat. Et pourtant, c’est de ce frottement que naît cette impression bouleversante d’un monde plus vaste que nos certitudes individuelles.

Aujourd’hui encore, la polyphonie se réinvente. Maylis de Kerangal — une grande voix contemporaine, née en 1967, dont la langue respire comme une vague qui se retire et revient — tisse elle aussi plusieurs consciences dans un même souffle.

Dans Réparer les vivants, ses personnages ne se succèdent pas : ils se relayent, se répondent, se transmettent une émotion comme on se passe une lumière fragile.

Elle écrit :
« Chacun pense au cœur, chacun pense avec son cœur. »
Et soudain, ce « chacun » s’ouvre : le médecin, la mère, la receveuse… tous portés par la même vibration humaine, sans jamais se confondre.

À ce stade, on pourrait croire que le roman polyphonique ressemble au roman choral. Pas tout à fait. Le roman polyphonique laisse les voix être elles-mêmes, au risque du désaccord, de la tension, de l’irréconciliable.
Le roman choral, lui, ressemble davantage à un album photo de famille : plusieurs points de vue, oui, mais au service d’un même événement central, et sans querelle métaphysique dans le couloir.

En résumé :
- Dans le roman polyphonique : chacun chante sa vérité, même si ça crée quelques étincelles.
- Dans le roman choral : tout le monde chante ensemble (ou fait semblant pour la photo).

Et comment le romancier s’en sort dans tout ça ?

Bonne question. On pourrait croire qu’il lui faut un talent d’acrobate, un thermos de café et beaucoup de patience.
En réalité, il crée d’abord un ancrage pour chaque personnage : un rythme, un grain de voix, une façon de regarder le monde. Dès qu’ils ouvrent la bouche, on les reconnaît.
Ensuite, il tisse entre eux un fil discret : un événement, une atmosphère, une question qui les relie sans les uniformiser. Ce n’est pas un fil de fer, mais un fil d’eau — souple, mouvant, et pourtant présent.
La cohérence naît alors de deux forces : la singularité de chaque voix, et la résonance qui circule entre elles.

Quand c’est réussi, on ne se perd jamais : on glisse simplement d’une conscience à une autre.

Au fond, la polyphonie nous rap​elle quelque chose de très simple : la vie parle toujours à plusieurs voix. La littérature, quand elle s’y essaie, retrouvant parfois, un peu du désordre joyeux ou sombre de nos propres pensées.

Patricia Fosse avec l'assistance d'Ivan Amandine


Technique d'écriture : le courant de conscience