Quand la littérature coche des cases

Si vous êtes une personne active et désireuse d’accomplir un certain nombre d'actions dans votre journée, il est probable que vous écriviez ces fameuses « To do list », listes de choses à faire journalières ou hebdomadaires.
Qu’en est-il des écrivains et de la place des listes dans la littérature ?

L’art de faire des listes : quand la littérature coche des cases
Courses, valise, invités, résolutions, choses à ne pas oublier, livres à lire, gens à appeler, promesses à tenir. Nos vies sont pleines de listes. Elles s’écrivent dans les marges, sur des post-it, dans des carnets, des apps ou des notes de téléphone. Elles rassurent. Elles structurent. Parfois, elles débordent. Et souvent, elles racontent bien plus qu’elles ne le laissent croire.

Mais si la liste est partout dans nos quotidiens, elle s’est aussi faufilée — ou imposée — dans la littérature. Elle y prend des formes multiples : lyrique, comique, absurde, minutieuse, poétique, déchaînée. Des épopées antiques aux romans contemporains, des poètes aux dramaturges, les écrivain·e·s ont utilisé la liste comme un outil, un jeu, une respiration, un manifeste.

Pourquoi tant de listes ?
Parce qu’elles permettent de dire sans expliquer, d’accumuler sans digresser, de donner à voir sans conclure.
Parce qu’elles traduisent une pensée en mouvement, un regard sur le monde qui observe, collectionne, et parfois... espère ordonner le chaos.
La liste est tout à fait adaptée aux associations d’idées, mais la thématique du texte les oriente, les cadre pour conserver une certaine homogénéité pour aller dans le sens souhaité par l’auteur.trice.

Dix exemples de listes d’écrivains connus :

1. "Ulysses" – James Joyce

📜 Type de liste : Pensées en flux

🔍 Dans le célèbre monologue intérieur de Molly Bloom, Joyce utilise des listes d’idées, de souvenirs, de sensations. Exemples :

"…yes because he never did a thing like that before as ask to get his breakfast in bed with a couple of eggs since the City Arms Hotel…"

➡️ Ce n’est pas une liste formelle, mais une accumulation spontanée qui donne une impression de liste.

2. "Les Fleurs du mal" – Charles Baudelaire

📜 Poème : "À une passante"

🔍 Le poète énumère les qualités de la femme dans un style lyrique :

"...longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse..."

➡️ Ici, Baudelaire crée une liste descriptive d’adjectifs pour peindre l’image de la passante.

3. "Le Parti pris des choses" – Francis Ponge

📜 Type de liste : Énumération d’objets et de leurs qualités

🔍 Dans ses poèmes en prose, Ponge décrit des objets du quotidien (savon, pain, huître) en les décomposant en listes d’aspects ou d’associations :

"Le pain, objet de consommation, de trituration, de mastication..."

➡️ Une forme de catalogue poétique.

4. "Cent ans de solitude" – Gabriel García Márquez

📜 Type de liste : Liste encyclopédique / réaliste magique

🔍 Il décrit des scènes surréalistes avec des listes quasi absurdes :

"…des chevaux ailés, des machines volantes, des instruments de musique invisibles…"

➡️ Une liste d’éléments extraordinaires pour enrichir l’univers magique.

5. "L’Odyssée" – Homère

📜 Type de liste : Catalogue épique

🔍 On trouve dans les épopées antiques de longues listes de navires, de chefs ou de peuples :

"Les navires des Béotiens, de Pylos, d’Argos…"
➡️ Ce "catalogue des vaisseaux" est célèbre dans la tradition épique.

6. "Perec – La Vie mode d’emploi"

📜 Type de liste : Descriptions minutieuses

🔍 Georges Perec, membre de l’Oulipo, est un maître de la liste. Il décrit une pièce entière ou les objets d’un appartement :

"Un guéridon, une lampe en verre opalin, un presse-papiers en forme d’obélisque…"

➡️ Des listes obsessionnelles qui participent à la narration.

7. Comique : "Zazie dans le métro" – Raymond Queneau

📜 Type de liste : Accumulation loufoque et langage oral

🔍 Queneau joue avec la langue et les clichés dans des listes absurdes :

"Elle avait des baskets, un jean dégueulasse, un tee-shirt Mickey, un chewing-gum dans la bouche, une tresse qui pendouillait, une idée derrière la tête, un air de ne pas y toucher..."

➡️ L’humour vient du décalage, du style relâché et des enchaînements inattendus.

8. Théâtral : "Les Précieuses ridicules" – Molière

📜 Type de liste : Dénonciation parodique des modes et affectations

🔍 Cathos et Magdelon se lancent dans des listes de goûts et de pratiques "raffinées" :

"Il faut avouer que la musique réveille nos idées, et que les concerts ont pour l’ordinaire des charmes ravissants ; mais j’admire que vous soyez venue ici sans chaise à porteurs, et qu’ayant un amant comme vous avez, il n’ait pas eu soin de vous en envoyer une."

➡️ Le comique naît de l’exagération et de la caricature des conventions sociales.

9. Lyrique et philosophique : "Les Essais" – Michel de Montaigne

📜 Type de liste : Réflexive et illustrative

🔍 Montaigne utilise fréquemment des listes d'exemples pour nourrir son propos :

"J’ay veu des gens fous, des gens sages, des gens ridicules, des gens rusés, des gens simples..."

➡️ Ces listes permettent une exploration nuancée de l’expérience humaine.

10. Surréaliste : "Nadja" – André Breton

📜 Type de liste : Énigmatique et poétique

🔍 Breton évoque des objets ou événements liés à Nadja dans une suite troublante :

"Une boîte en fer-blanc, un gant noir abandonné, des cartes à jouer sans figures, un journal froissé, une porte entrouverte…"

➡️ Liste ouverte et suggestive, créant un climat onirique.

Pourquoi écrire des listes en littérature ?

  1. Pour capturer le monde en morceaux.
    Écrire une liste, c’est retenir l’éphémère, comme ramasser des coquillages sur la plage avant que la mer ne les reprenne.
  2. Pour ordonner le chaos.
    La liste est une tentative humaine de dompter le réel, de mettre de l’étiquette sur l’indicible.
  3. Pour jouer avec le rythme.
    Accumuler, répéter, varier : la liste devient une musique, une pulsation, un souffle.
  4. Pour dévoiler l’invisible.
    Ce que les phrases continues ne montrent pas, les énumérations le laissent entrevoir dans les interstices.
  5. Pour penser autrement.
    Penser en liste, c’est penser sans hiérarchie, sans logique linéaire, avec la liberté du collage.
  6. Pour faire rire, ou rêver.
    Une liste peut être absurde, excessive, fantaisiste – une invitation au déraillement joyeux.
  7. Pour dire sans commenter.
    La liste présente. Elle ne juge pas. Elle montre. Elle laisse le lecteur faire le tri, ou pas.
  8. Pour inscrire la trace.
    Comme un inventaire après le passage du temps, de l’amour, ou de la guerre.
  9. Pour défier la narration.
    Pas de début, pas de fin : juste une constellation d’éléments qui se répondent, ou non.

Parce que le monde est une liste inachevée. Et l’écriture, une tentative douce et inventive d’en cocher quelques cases.

La liste comme un horizon sans fin

Les listes en littérature ne sont jamais vraiment finies. Comme un carnet de voyages inachevé, une feuille qui s'étend au fil du temps, elles s’ouvrent sur des possibles infinis. Si, dans la vie, elles nous aident à cocher des cases et à ne rien oublier, dans les livres, elles nous invitent à réfléchir à ce qui reste de non-dit, à ce qui échappe à l’ordre établi.

À travers la poésie de Baudelaire, la réflexion débridée de Perec ou l'humour absurde de Queneau, la liste devient plus qu'un simple outil. Elle devient un miroir du monde, une manière de percevoir l’impermanence des choses et des pensées. À chaque ajout, à chaque élément énuméré, la liste prend forme et sens, tout en nous laissant avec l’impression qu’elle pourrait encore grandir, encore se transformer.

Et toi, cher lecteur ou chère lectrice, n'as-tu jamais été tenté de dresser une liste pour tout ce qui te traverse l'esprit, pour tout ce qui échappe à l’ordre de la narration ?
Peut-être que la prochaine fois, au lieu de simplement remplir des cases, tu choisiras d’écrire une liste… juste pour voir ce qu’elle te révèle.

Bibliographie :
L'essai "Vertigine della lista" publié en 2009 examine l'utilisation des listes comme mode d'expression dans la littérature et l'art à travers les époques. Umberto Eco a exploré en profondeur l'art des listes dans son ouvrage intitulé Vertige de la liste.
Eco distingue deux modes de représentation : la forme, qui est une représentation complète et ordonnée, et la liste, utilisée lorsque les limites de ce que l'on veut représenter sont inconnues ou infinies. Il illustre cette distinction en comparant la description du bouclier d'Achille dans l'Iliade, une forme fermée, à l'énumération des navires des Achéens, une liste ouverte et inachevée.
Il offre une réflexion approfondie sur la manière dont les listes ont été utilisées pour représenter et comprendre le monde, mettant en lumière leur omniprésence et leur importance dans la culture et l'art. 

L'art des listes : simplifier, organiser, enrichir sa vie, de Dominique Loreau
Les amateurs de listes diversifieront avec plaisir et créativité leur pratique des listes. Un petit livre utile, poétique pour aller à l'essentiel, et en plus, découvrir de nouvelles facettes de soi, génial !

Patti Foss avec l’assistance d’Ivan Amandine



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